Chapitre 15 - Travail obligatoire
Les jeunes hommes attendaient au café de la Marine près du port. Il était 6h30 du matin. Ce mois de novembre était très froid et venteux. De gros nuages arrivaient de la mer et menaçaient de pluie. Quasiment dans le noir, ils attendaient, gelés dans leurs petites vestes étriquées ou canadiennes élimées, des pantalons râpés, les bras croisés et parlant entre eux. Un camion allemand arriva. Des soldats en descendirent et ouvrirent le rabat du camion et ces jeunes hommes montèrent tous à l’arrière du camion. Le soldat rabattit la portière et la bâche. Il donna des ordres en allemand et le camion redémarra en trombe. Ils roulèrent sur la route du port et entamèrent ensuite la route des salins. Ils traversèrent ensuite les salins pour se retrouver enfin, au bord de la mer. Le vent soufflait très fort. Le point du jour arrivait, chargé de nuages noirs, le soleil ne voulant pas se montrer à l’horizon. La mer était agitée et donnait des vagues impressionnantes d’écume s’abattant en fracas sur le sable à trente mètres de là. Un soldat allemand s’adressa dans un mauvais français aux hommes descendus du camion.
— Allez, au travail ! vite, vite.
Raymond et Daniel étaient présents dans l’équipe. Ils prirent mollement les truelles et les bacs et se mirent au travail. D’autres, avec la brouette ramenaient des pierres et des briques.
— Un « blockhaus » qu’ils appellent ça ces Boches de malheur » dit Antoine.
— Tu parles d’une horreur de bâtiment, même mes poules elles n'en voudraient pas ! Là-dedans c’est noir comme dans un four » rétorqua en riant Raymond.
— Je me demande à quoi ça va servir ça… je n’avais jamais vu une chose pareille... quand on nous à fait mettre des ferrailles là-dedans mélangées au béton et pour faire des murs épais de cinquante centimètres… » dit Daniel.
— Héo ! On ne va pas les voler ! Je me demande quelle porte ils vont mettre avec ça » émit Raymond en regardant le mur et en « truellant ».
Les autres étaient dedans, en train de cimenter le sol.
— Je crois moi, dit Nicolas qui sortait de là, que c’est pour mettre l’armement lourd et des soldats là-dedans !
— Oui, on se doute… ils attendent les Américains ici qui débarqueraient, il paraît. Je n’aimerais pas être là, quand ça va chauffer, moi ! » dit Daniel en remuant du ciment dans le bac.
— Ils doivent se douter, parce qu’ils ont annexé la maison la plus haute du village là-bas, et ils guettent à la jumelle depuis le dernière étage au grenier, dont la vue de la fenêtre donne sur la mer, vers ici » annonça Nicolas.
Tout à coup, un soldat cria en allemand.
En une minute, les hommes furent cernés de fusils.
— Mais qu’est ce qu’on a fait ? » dit Raymond, blanc comme un linge, de peur.
Ils levèrent tous les mains en l’air et Nicolas posa lentement la brouette qu’il était en train de prendre dehors pleine de pierres.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? vous le savez, vous ?
— Non ! on est comme toi ! Ils vont nous fusiller et on verra rien du tout, je vous le dis et on sait même pas ce qu’on a fait !
Les allemands les tinrent en joue pendant près d’une heure avec un officier qui faisait les cent pas. Un soldat avait envoyé un message par leur transmetteur en allemand. Ils attendaient quelque chose apparemment. L’attente fut très longue. Raymond fit mine de s’asseoir, mais un soldat le fit se relever et ils se tinrent debout sans bouger, dans le froid et le vent, les joues rougies, maigres car mal nourris, les gants troués, le cache-nez des uns sous la casquette, pour se parer du froid, les canadiennes fermées à double tour, et dansant sur leurs pieds pour ne pas les avoir gelés. Une voiture arriva enfin. Un homme habillé comme à la ville, un pardessus noir et un chapeau noir en descendit, accompagné d’un homme plus âgé, habillé d’un manteau marron et de vieilles chaussures.
— Bonjour messieurs » dit l’homme avec un accent allemand.
— B’jour… dirent mollement les jeunes hommes dont l’âge, pour la plupart ne dépassait pas les 25 ans, sauf pour trois qui eux, avaient dans les quarante à cinquante ans.
L’homme cria :
— alors qui a fait ça ? Parlez !
— Qu’est-ce qu’on a fait «quoi», monsieur ? » demanda timidement Daniel en se tournant vers les autres.
— Ça !
Il montra de son doigt, le haut du blockhaus. Les hommes se tournèrent en chœur et regardèrent dans la direction indiquée. Un rire étouffé sorti de l’un d’eux, qui toussota aussitôt pour donner le change, et un autre dit :
— Oh ! macarel ! dis moi ! elle est bonne ! Je le décore celui qui a fait ça !
Ils regardèrent encore une fois, admiratifs du travail de celui qui avait gravé dans le ciment séché, au dessus de l’entrée du blockhaus : « A bas les boches » avec un graffiti montrant un sexe à quelques centimètres d’une paire de fesses. L’homme ne se départit pas et dit sèchement :
— si celui qui a fait ça, s’accuse, je serai clément pour les autres.
Le petit homme qui l’accompagnait dit :
— je suis huissier et on me fait venir pour constater le dégât ! Messieurs, dites-le lui, parce que vous allez tous y passer… il ne plaisante pas, vous allez tous être fusillés si vous ne dites rien.
Raymond dit :
— est-ce qu’on aura à manger un dernier repas avant ?
Un rire étouffé sortit du rang.
— Non, pas de «manger» tant que vous ne vous avez pas dit qui est celui qui a fait ça !
— Mais on ne va pas travailler alors ? vous allez perdre du temps ? » dit Daniel perfide.
L’huissier dit à l’officier en civil.
— Il a raison ! vous ne pouvez pas passer pour cette fois-ci ? Faites leur réparer la pierre et ils reprennent le travail. De toute façons ils ne diront rien, et vous le savez.
L’officier en civil prit quelques secondes de réflexion :
— d’accord ! réparez la pierre ! allez, allez, vite ! toi, toi ! allez !
Deux hommes prirent la truelle et le bac de ciment et commencèrent à s’activer en jetant des regards aux autres.
— Pas de repas ce midi ! ça sera votre punition. Si vous ne voulez pas donner de nom, vous repartirez ce soir sans avoir mangé.
— Mais monsieur, dit l’huissier en regardant les hommes d’un air triste, ils ne vont pas tenir d’ici ce soir, avec ce froid, il leur faut manger.
— Non ! pas de manger ! Rien ! Et vous serez fusillé si vous ne faites pas ce que je dis.
Il repartit à grands pas vers la voiture. Il invectiva l’huissier d'une voix très sèche et cassante et qui ne demandait pas de réponse :
— vous, vous restez ici, et vous surveillez s'ils mangent ! si vous leur donnez à manger, vous, dit-il en pointant son doigt sur l’huissier, vous serez fusillé !
— Oui Monsieur » dit l’huissier dépité et mal à l’aise.
Le soldat poussa de son fusil un des hommes, et lui fit signe que tous devaient se remettre au travail. Ils se mirent au labeur en silence. Les heures passèrent, de plus en plus mollement car ils venaient à ce travail obligatoire pour ça, pour les repas. C’étaient des ragoûts de porc assez solides et plein de pommes de terre, ils s’en mettaient un plein ventre et rentraient le soir, presque repus au village. De plus, avec le travail pénible et le froid, le corps avait besoin de calories ; mais ce jour-là, plus ça allait et plus la fatigue se faisait sentir. Ils passèrent la journée, presque silencieux, à travailler lentement car le froid les ralentissait en envahissant jusqu’à leurs os, mais aussi le manque d’énergie vu leur maigre stature. Le jour déclinait et les soldats les firent entrer dans l’arrière du camion, l’huissier monta avec eux, aussi frigorifié qu’eux.
— Je suis peiné de faire ça, mais il m’a obligé à venir depuis la ville avec lui. Ils n’ont trouvé que moi autour d’assermenté, pour veiller à ce que la justice française y soit car pour eux, moi, huissier, je représente la justice.
Il hocha la tête plusieurs fois d’un air dépité.
— On vous en veut pas, Monsieur, dit Daniel. Ils vous auraient fusillé si vous nous aviez donné à manger. Les soldats il y en a des « sympas » mais d’autres non, dans leur équipe là ! On les connaît parce que c’est toujours les mêmes qui nous amènent à construire leur gros bloc de ciment sur la plage.
— Oui, et je crois qu’ils auraient fusillé tout le monde si l’un de vous avait bronché. Estimons-nous heureux de n’avoir été que privés de manger ce midi, dit l’huissier.
Le soir, en rentrant chez eux, ils se jetèrent sur la soupe chaude, et se mirent au pied de la cheminée pétillante d’étincelles, et se dorèrent là, toute la veillée du soir.